Le mensuel pratique et technique
du kinésithérapeute

La masso-kinésithérapie : vers une approche humaniste alliant sciences sociales et biomédicales

Samir Boudrahem
Kinésithér Scient 2024,0669:01 - 10/11/2024

La profession de masseur-kinésithérapeute, dans le but d’offrir des actions répondant au mieux aux besoins des individus et de la société, s’engage depuis la dernière décennie du XXe siècle dans une démarche complexe, mais nécessaire, de croisement entre 3 entités : les attentes, spécificités, savoirs expérientiels et choix des personnes concernées ; les données actuelles de la science ; et les acquis de l’expérience des professionnels. Ce triptyque vise à replacer la personne au cœur de toute intervention préventive ou thérapeutique, une rupture avec la vision traditionnelle du patient, perçu naguère comme passif et dépendant.

Historiquement, la relation soignant-soigné était marquée par une asymétrie. Le terme de « prise en charge » reflète cette approche, le patient étant considéré comme « inerte », incapable de s’autodéterminer face à sa maladie. Cependant, l’essor des maladies chroniques a transformé cette relation. Désormais, la personne soignée est incitée à adopter une posture active dans son parcours de soins. Elle n’est plus un simple réceptacle des actes médicaux, mais une entité capable d’analyser sa propre situation et d’élaborer des savoirs expérientiels. Ces savoirs, bien que non académiques, viennent enrichir la démarche thérapeutique, s’ajoutant aux connaissances professionnelles des soignants. Ainsi, le masseur-kinésithérapeute se doit de reconnaître, valoriser et intégrer ces savoirs pour ajuster ses interventions de manière plus fine et adaptée aux spécificités de chaque individu.

L’approche centrée sur la personne favorise non seulement une meilleure réhabilitation physique, mais aussi un renforcement de l’estime de soi et de la capacité d’agir. La rééducation devient alors un processus collaboratif, où l’objectif n’est pas seulement la réduction des déficiences et des limitations d’activité, mais aussi l’amélioration de la participation sociale et de la qualité de vie. Dans cette perspective, la notion de « care » développée par Joan Tronto trouve un écho particulier. Le « care » dépasse le simple traitement ou la gestion des symptômes physiques ; il s’agit d’une attention globale portée à l’autre, prenant en compte ses dimensions sociales, émotionnelles et éthiques. En masso-kinésithérapie, cela se traduit par une prise en compte élargie de la situation du patient, non plus uniquement à travers l’utilisation des mains comme outils principaux, mais en intégrant des éléments contextuels et relationnels qui favorisent une réhabilitation plus complète. La physiothérapie, qui reposait traditionnellement sur l’expertise manuelle et l’interaction physique, évolue vers une discipline où la dimension relationnelle et la compréhension globale du patient deviennent centrales.

Ce changement marque un passage d’une approche biomécanique et technique, où les mains étaient l’outil principal du praticien, vers une physiothérapie qui intègre des outils plus diversifiés, incluant l’usage du langage, de l’empathie, de la communication, et même des technologies numériques pour mieux comprendre et répondre aux besoins des patients. Les soins ne se limitent plus au traitement local d’une lésion ou d’une déficience fonctionnelle ; ils s’ouvrent à une compréhension accrue du vécu des personnes, en prenant en compte les interactions complexes entre le corps, l’esprit, et l’environnement social et culturel.

Dans ce cadre, les sciences humaines et sociales jouent un rôle de plus en plus important dans l’élaboration des pratiques de rééducation et de réadaptation. L’anthropologie, la sociologie et la psychologie apportent des clés de lecture précieuses pour mieux comprendre les situations pathologiques. En effet, les pathologies ne peuvent plus être abordées uniquement sous un angle biomédical ; elles sont influencées par des facteurs sociaux, culturels et économiques, qui déterminent en partie la manière dont une personne vit avec sa maladie. La collaboration entre les sciences biomédicales et les sciences humaines permet donc d’adopter une vision plus holistique de la rééducation, en intégrant la singularité des trajectoires de vie et des contextes sociaux des patients.

Ce dialogue entre disciplines enrichit non seulement la compréhension des affections chroniques et des situations de handicap, mais il permet aussi de mieux ajuster les interventions préventives et thérapeutiques aux réalités des patients. Les soignants, y compris les masseurs-kinésithérapeutes, ne sont plus uniquement des experts de la pathologie ou de l’anatomie, mais deviennent également des médiateurs sociaux et des accompagnateurs du changement. Ils contribuent à aider les patients à reconstruire leur identité et à réintégrer un rôle actif dans la société, malgré les limitations fonctionnelles ou les douleurs chroniques.

L’approche anthropologique, en particulier, permet de souligner l’importance des pratiques culturelles et des représentations sociales de la maladie, de la santé et du corps. En prenant en compte ces dimensions, le soignant peut mieux comprendre les réticences, les croyances ou les attentes des patients, ajustant ainsi ses interventions pour les rendre plus efficaces et pertinentes. De même, la psychologie de la réhabilitation aide à cerner les dynamiques émotionnelles qui sous-tendent les trajectoires de réadaptation, afin de mieux soutenir les personnes dans leurs efforts vers une autonomie fonctionnelle.

En somme, la masso-kinésithérapie moderne se situe à l’intersection de plusieurs champs : les savoirs biomédicaux, l’expérience clinique et les apports des sciences humaines et sociales. Ce croisement permet non seulement d’améliorer les résultats thérapeutiques, mais aussi d’offrir un accompagnement plus humain, plus centré sur la personne, dans toutes ses dimensions. Cette approche globale redéfinit la rééducation comme un espace d’interactions entre le soignant et le soigné, où les soins dépassent le geste technique pour devenir un acte de « care », de soutien, et de co-construction d’un mieux-être.

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